La Carpite Aiguë (*)

Parmi les diverses lettres envoyées au plus beau des canards, il nous est parvenu celle angoissée d'une mère de famille. Elle s'adressait à nous en ces termes : "Cher Canard mon fils Raymond présente les signes d'une maladie bien étrange et inquiétante. Il passe tous ses loisirs, prostré au bord de la rivière qui longe notre maison. A quoi rêve-il ? Que pense-t-il pendant ces moments de méditation profonde ? De plus, il semble attiré par des pêcheurs bizarres. Ils sont équipés de matériels électroniques curieux, peut-être des radars et dorment au bord de l'eau dans des tentes-champigons. Il y a parmi eux quelques français, mais la plupart sont étrangers. Je crains de plus en plus pour sa santé. Cher petit palmipède, tes conseils seront les bienvenus".

Nous avons transmis cette lettre au grand spécialiste des maladies halieutiques, le Docteur Tonton Couillon. Voici sa réponse.

Chère lectrice, le cas de votre petit Raymond est fort intéressant. Après en avoir longuement débattu avec mes confrères, les Professeurs Raboliot et NeuNeu, nous pensons que votre fils est atteint de Carpite aiguë. C'est une maladie de type obsessionnel, guère connue du grand public, répandue dans tous les pays d'Europe occidentale. On ne connaît pas de cas sur les autres continents. Elle est terriblement contagieuse, mais peu douloureuse et rarement mortelle. On déplore quelques rarissimes attaques cardiaques, lors de captures de carpes géantes (l'émotion sans doute). Etant également atteint de ce mal pernicieux dès mon plus jeune âge, j'ai été amené à l'étudier de plus près.

L'envie de pêcher la carpe le plus souvent possible, le désir d'embrasser ces poissons devant l'objectif d'un appareil photo, une attirance démesurée pour la pêche de nuit, tels sont les symptômes les plus courants de la Carpite aiguë.

On note également une forte propension au délire verbal à propos des moeurs de la carpe, des appâts et du matériel nécessaires à sa capture, d'héroïques séances de pêche ou de prises records. Dans certains cas extrêmes, ce verbiage inutile se transforme en divagations écrites, mais douteuses. Bon nombre d'éditeurs lui doivent leur fortune.

En France, le premier cas connu de Carpite aiguë date du début des années 1920. Ce patient zéro, le Docteur Sexe (heureux homme), décrivit tous les troubles dont il souffrait dans un ouvrage remarquable, intitulé "la Carpe de Rivière". Outre Manche, Richard Walker fut son équivalent anglo-saxon juste après-guerre. Ses publications, telles "Still Water Angling" ou "Drop Me a Line'' font encore référence dans le monde médical anglais, car fait rarissime, la Carpite aiguë peut se transmettre par simple lecture d'ouvrages contaminés. Que ces perles rares soient un jour traduites en français, et nous compterons quelques centaines de carpistes en plus. Pour clore ce chapitre "grands auteurs, mais grands malades", je citerais bien sûr Jo Nivers, dont les chroniques régulières ont transformé cette maladie, jusque là peu répandue dans notre beau pays, en un véritable fléau.

La Carpite aiguë frappe en priorité les enfants et plus particulièrement les garçons. Le deuxième mode de contamination est certainement la fréquentation d'un carpiste. Pour ma part, c'est au contact d'Armand G. ( plus connu dans le milieu de la pêche de compétition des années 1950-1960 sous le surnom du Sioux ), que le virus me frappa. Les récits de ses parties de pêche dans le Thouet aux environs de Montreuil-Bellay, en compagnie de Stanislas le Yougo, encouragèrent ma vocation de pêcheur. Ces carpes de 40 livres ( Armand était quelque peu généreux sur le poids des poissons ) ouvraient les hameçons 1/0 en fer forgé comme de vulgaires épingles à nourrice. Le gut de 8 kilos ne leur offrait pas plus de résistance qu'une simple gardonnette. Mon esprit, déjà fragile, ne résista pas très longtemps à ces géantes quasi invincibles.

Quelques après-midi passés au bord de l'eau à contempler ces grandes formes sombres se réchauffant aux rayons d'un soleil printanier, une dorsale effleurant la surface, la pirouette d'une petite commune, le saut magistral d'une belle miroir et la messe était dite : j'étais un carpiste.

Ce court exposé sur les symptômes et les causes de la Carpite aiguë étant fait, abordons la partie guérison. Malgré les nombreuses recherches menées par des scientifiques de haut niveau dans toutes les régions où la maladie fait rage, aucun traitement efficace n'a été découvert à ce jour. Quelques rémissions spontanées, quelques rétablissements inexpliqués sont les exceptions à la règle "Carpiste Ad Vitam Eternam''. Cette carence de la médecine traditionnelle ouvre la porte aux charlatans de tout poil. Certains ont créé une secte, appelée ''Fédération Française des Petits Carpistes'' dont les buts sont fort obscurs. S'agit-il d'essayer là une quelconque thérapie de groupe ou de vénérer la bouillette philosophale (celle qui change les brèmes en carpe) ?

Voilà chère lectrice, vous savez pratiquement tout sur la Carpite aiguë. Vos inquiétudes pour votre petit Raymond sont certes justifiées, mais elles peuvent laisser place à l'espoir car une longue vie de carpiste s'ouvre devant lui. Hormis les cas marginaux d'attaque cardiaque mentionnés ci-dessus, le patient supporte aisément son affection. Le malade ne devant pas être contrarié, c'est surtout son entourage qui souffre le plus. Il faut l'inciter à pêcher le plus souvent possible, saisir les occasions de lui offrir les plus beaux matériels, et même l'aider dans la fabrication des bouillettes (c'est un calvaire, je vous l'accorde). Chère Madame, je vous souhaite bien du courage

* Le Canard du Pêcheur N°31, mars 1993.