Le Temps des Gueux (*)

Carpiste, mon frère, le temps des nuits heureuses et tranquilles est révolu.

Terminées les longues heures nocturnes que nous partagions avec les raboliots de passage.

Certes leur passion était toute culinaire mais elle ne s'arrêtait pas au crépuscule comme tous ces carpistes à la petite semaine, ces jean-foutre dont la frénésie diurne s'éteint tel un rayon de soleil fatigué de briller du matin jusqu'au soir. Tu sais, ces tourmentés par la visite bienveillante de la maréchaussée, ces chagrinés de l'accolade amicale du garde-pêche vertueux, ces tracassés de la saisie vengeresse et du procès-verbal assassin, ceusses qu'un gyrophare lointain incite au repli accéléré et à la fuite honteuse.

Voici venir le temps des gueux, car tous ceux-là vont bientôt envahir nos berges nocturnes, et chasser nos habituels compagnons de nuitée.
Exit le sympathique pêcheur d'anguille eschant son hameçon d'un lombric vermillon et sa tête de scion d'un grelot au timbre d'argent.
Exclu le madré pécheur de sandre lochant d'un oeil un poisson mort, et surveillant de l'autre l'arrivée du fédéral avisé.

Finie l'ère des preux et des valeureux, l'époque bénie où nous communiions dans les galères et dans les joies, dans le bonheur d'une belle prise ou d'une bredouille consternante, dans le plaisir d'un bon repas et d'une bouteille généreuse, dans la peur quotidienne d'un contrôle routinier.

Voici venir le temps de la piétaille suréquipée. Les frères Duracel, les cousins Wonder, les forcenés du bip-bip, les fanatiques de l'igloo, les agités de la canne vont débarquer nuitamment. Ces manants qui reduisent le plaisir de la pêche au nombre de captures, ces tristes sires qui résument la joie d'être au bord de l'eau à la position avantageuse de l'aiguille sur le cadran de leur peson, ces sinistres individus qui confondent longueur d'un lancer et le bonheur sans nom d'avoir aperçu la dorsale attendue, ces cohortes ennemies dresseront bientôt leurs campements sur nos rives adorées.

Les Cuirs et les Miroirs, les Communes et les Royales ne connaîtront plus de repos.

Et nous mon Frère que serons-nous devenus ?
Il nous restera alors la longueur glacée des nuits hivernales, la solitude ventée de la Saint-Sylvestre, le réveil humide au coeur de Noël, où nous connaîtrons encore la quiétude d'antan.

Sulfureusement Tien

* Le Canard du Pêcheur N°40, janvier 1994.