Le week-end de la Toussaint s'était terminé par une bredouille spectaculaire. Poissons si beaux et si grands, il y a des jours où je vous maudis. Toutes les conditions étaient pourtant réunies pour faire une pêche honorable. Pluie, vent et douceur étaient au rendez-vous. 72 heures de pêche non-stop dans un étang privé et peu pêché, qui nous avait bien réussi précédemment. La seule inconnue résidait dans le choix des postes que nous n'avions jamais pratiqués. Un amorçage préalable s'imposait. Ahmed et Olivier s'en occupèrent 2 jours avant la partie. Un tapis d'une dizaine de kilos de maïs, 2 à 3 kilos de bouillettes, telles étaient les quantités donnant les meilleurs résultats jusque-là.
Malgré les départs en vacances. 2 heures me suffirent pour parcourir les 200 km me séparant d'Arras et rejoindre mes acolytes au bord de l'eau. Notre confiance initiale fut de courte durée. Nul saut, nul bip-bip ne nous faisait supputer ou espérer. Je gagnais mon bed-chair assez tard et quelque peu déçu. Le lendemain et la seconde nuit ne firent que confirmer notre impression. A l'évidence, les carpes ne fréquentaient pas ce secteur si tard dans la saison. Un repli stratégique vers une autre partie de l'étang s'imposait, même si aucun signe d'activité ne trahissait leur présence ailleurs. Ces carpes étaient d'une espèce particulière. A l'automne leurs nageoires pectorales devenaient des ailes, elles effectuaient un pélérinage à Saint-Cassien. Ou peut-être, étaient-elles en visite chez leurs cousines les carpes Koï de l'Aquarium du Périgord Noir.
Ahmed assurait et restait sur un des premiers postes. Olivier et moi, nous nous déplacions vers une zone légèrement plus profonde, bien garnie d'arbres morts et de nénuphars. Sortir un poisson d'un tel fatras ne serait pas facile. Encore fallait-il qu'il morde. Un amorçage léger (quelques poignées de maïs et de bouillettes) et l'installation de nos batteries amenèrent un regain d'optimisme. Les merguez du dîner, cuites au feu de bois (nous êtions là en toute légalité (**), nous donnèrent un moral de vainqueur. La partie fut presque gagnée. Pour Ahmed et moi, la troisième nuit fut à l'image des deux premières, de tout repos. Mais Olivier faillit bien sauver l'honneur. Deux départs malheureusement terminés par autant de casses, prévisibles vu l'encombrement du poste.
J'étais bien décidé à prendre une revanche sur ces poissons ingrats. J'accorde volontiers, à ces carpes versatiles, le droit de douter de mes talents halieutiques. Cependant, le mépris affiché durant toute la partie de pêche pour mes bouillettes aux fruits des bois servies sur lit de maïs, recette qui a laissé pantois Paul Bocuse lui-même portait atteinte à mon honneur de gastronome. Je ne pouvais pas laisser cet affront impuni.
Toute la semaine je bouillais d'impatience. J'avais choisi rapidement le plan d'eau où j'allais opérer : un petit étang de 2 hectares, situé au sud de Paris. Je l'avais déjà pêché à 6 reprises cette année, sans connaître la bredouille. Cette régularité, la variété des espèces (cuir, commune, trois souches de carpe miroir, la linéaire, le "ballon de foot" et la "torpédo" comme l'appellent nos amis anglais), la taille et la défense des poissons justifiaient mon choix.
Le contenu de mon congélateur me guida dans la sélection des bouillettes. J'optais pour les spéciales foufoune, composées de farines de poissons et parfumées au crabe. Je déconseille aux carpistes mariés d'utiliser ce genre de bouillettes, le divorce serait prononcé à leurs torts.
Lors de la séance d'amorçage du jeudi soir, je décidai d'essayer un nouveau poste, dans le chenal donnant sur un étang voisin. Plusieurs motifs m'y incitaient. Dans ce secteur la profondeur dépassait les deux mètres alors que sur les places prospectées antérieurement elle oscillait entre 80 cm et 1,20m. Deux îlots, des arbres tombés dans l'eau et une passerelle, cernaient cet emplacement. Autant de refuges potentiels pour les carpes. La quinzaine de mètres séparant le coup de ces obstacles me laissait une bonne marge de manoeuvre.
Il faudrait une sacrée mémère pour éclater le nylon de 15 livres garnissant mon moulinet. Les dés étaient jetés, quatre kilos de bouillettes les suivirent. J'arrosais un large secteur, espérant qu'un maximum de carpes goûteraient ces "boubous" au parfum si harmonieux.
Le vendredi fut long comme un jour sans... pêche. Mon travail terminé, j'avalais rapidement un casse-croûte, revêtais une tenue plus adaptée, chargeais le matériel et prenais la direction de l'étang. Sur l'autoroute du soleil, je rongeais mon frein, et usais ceux de ma voiture dans les embouteillages. J'arrivais au bord de l'eau bien après 22 heures. Mise en place des cannes, calot de 30 mm sur une, billes de 16 mm sur les 2 autres, rappel de 200 boilies, installation du bivouac, tout cela fut rondement mené.
L'attente fut de courte durée. Minuit venait de sonner au clocher du village voisin, quand un bip me fit tressaillir. Au deuxième, mes mains étaient en position sur le moulinet. Je prenais contact avec le poisson. Quelques coups de tête, une tentative de départ en force et un retour pleins pots vers la berge furent maîtrisés sans difficulté. Après quelques allers-retours sous la canne cette miroir consentit à pénétrer dans l'épuisette que je lui présentai innocemment. Je la déposais sur mon matelas de décrochage, lui retirai délicatement l'hameçon bien piqué dans le bourrelet de sa lèvre inférieure. Lors de la pesée, l'aiguille de ma balance s'arrêta sur la marque des 9 kilos. La nuit commençait sous les meilleurs auspices.
La remise à l'eau immédiate fut saluée d'un petit coup de queue en guise d'adieux. Je remplaçais le calot de 30 mm par un autre du même calibre, retendais ma ligne et rappelais avec 100 bouillettes.
Au bout d'une petite heure d'attente, je m'installais confortablement dans mon duvet. Bip, bip, biiiip. J'avais à peine eu le temps de fermer les yeux. Je mettais une éternité à enfiler mes bottes. Biiiip, au bout de ma ligne on s'impatientait. Biiiip, j'arrivais enfin sur ma canne. En dépit du frein de mon moulinet réglé très dur, mon interlocutrice tutoyait déjà les branches à demi noyées.
Je m'arc-boutais sur ma 12 pieds. Mon adversaire, contrainte de se retourner en surface, partit dans de longs rushs latéraux, puissants et nerveux. Ouf ! J'avais frôlé la correctionnelle. Le combat se termina bientôt à mon avantage par la capture d'une commune de 11kg. La belle avait succombé aux charmes d'une petite bouillette de 16.
Durant la nuit deux autres départs, sur des appâts du même diamètre, m'arrachèrent à mes rêves. L'un découcha sur la prise d'une fait miroir de 6 kg, l'autre se termina en queue de poisson par un décrochage. Vers 4 heures du matin, le Boilie's Club fermat ces portes. Mes noctambules épuisées par une nuit d'ivresse et de bombance, regagnèrent leurs tanières. J'en fis autant, m'offrant le luxe d'une grasse matinée réparatrice.
La journée du lendemain s'écoula sans départ. Quel que soit le poste pêché, il en était ainsi depuis la fin septembre, pas un quart de bip le jour. Heureusement, dès 22 heures, les carpes retrouvèrent leur humeur de fêtardes. Une commune de 6 kg et deux miroirs de 8 firent un petit séjour dans mon épuisette avant de retourner à leurs libations. Comme la plupart des carpes de cet étang, ces trois goulues s'étaient laissé tenter par des bouillettes de 30 mm. Seules les communes à 20 livres et plus semblaient effrayées par des esches d'une telle grosseur.
Encouragé par le résultat des premières nuits, je décidais de pousser jusqu'au lundi matin. Quelle mauvaise inspiration ! Les carpes préparant leurs uniformes et leurs drapeaux pour le lendemain, le Boilie's Club n'ouvrit pas ces portes ce soir-là. En effet, le 11 novembre, elles ranimaient la flamme du tombeau de la carpe inconnue, harponnée lors de la grande guerre contre les hameçons triples des viandards. Sur le chemin du retour, je croisais Evelyne O., qui refusant de me faire la bise, me tint tout un discours sur l'image de marque. Elle n'appréciait ni ma barbe de 3 jours, ni ma veste de pêche tenant debout toute seule, ni mes vieux mocassins troués. Je l'écoutais d'une oreille distraite. J'étais encore au bord de l'eau, j'y étais déjà.
Proverbe Carpiste: si à la Saint-Hubert ton coup est désert, à la Saint-Martin pêche dès le matin.
* Le Canard du Pêcheur N°17, décembre 1991
** Voir Dans la chaleur de la nuit